Lettre de Bourguiba à Franklin Roosevelt – 1943

 

 

Lettre de Bourgulba à Frankiln Rooseveit

Tunis, 1er juin 1943

 

M. le Président,

 

C’est avec un vif sentiment de respect et de sympathie envers la grande Démocratie Américaine qui lutte pour sauver à travers le monde es principes de Liberté et de Justice que le Chef du Destour vous envoie le salut et les félicitations du peuple tunisien pour la belle victoire des armées alliées en Afrique.

Le Parti Destourien, qui lutte depuis tant d années pour ces mêmes principes, avait fondé les plus grands espoirs sur la victoire des Démocraties. Engagé dans une lutte inégale contre le colonialisme français qui, a la faveur du protectorat, poursuivit systématiquement la destruction de 1 Etat et l’assimilation de la Nation, qui se refuse à voir dans la Tunisie autre chose qu’un domaine d’exploitation et une terre de peuplement, qui, de ce fait, poursuit de sa répression impitoyable, le Grand Parti Destourien qui incarne dans le pays la volonté de résistance, le peuple tunisien était naturellement aux côtés de ceux qui sont entrés en guerre pour assurer aux peuples faibles leur droit à la vie.

Nous pensions à juste titre que, luttant pour un monde nouveau plus humain, d’où le préjugé racial serait à jamais banni, les Grandes Démocraties ne pourraient pas en exclure les peuples colonisés et, en narticulier, le peuple tunisien qui n’a pas moins droit à la vie que ses frères d’Europe ou d’Amérique.

Nos espoirs étaient d’autant plus légitimes que le monde nouveau en question, s’il représente un progrès immense sur le plan moral, s’impose par ailleurs sur le plan politique parce que seul il sera en mesure de mettre fin aux appétits de conquêtes et aux guerres d’hégémonie qui ont si souvent décimé notre pauvre humanité.

C’est cette conviction profondément ancrée en nous qui a fait que, malgré toutes les avances, toutes les habiletés, toutes les pressions des puissances de l’Axe, nous sommes restés obstinément fidèles à la cause des Démocraties et que nous n’avons jamais cessé de croire à leur victoire. Dans nos cachots de France, comme dans les palais mis à notre disposition par le Gouvernement italien, c’était chez nous un acte de foi presque religieuse, peut-être parce que sans nous l’avouer, nous sentions que dans cette victoire réside notre seule chance de salut.

Malheureusement, l’entrée des troupes alliées à Tunis, loin d’apporter au peuple plus de liberté et de justice, a amené au pouvoir certains partisans de la politique d’assimilation à outrance « avec ses corollaires, en cas d’échec inévitable : l’arbitraire et la contrainte ».

La répression des patriotes tunisiens qui durait depuis les événements du 9 avril 1938 et qui avait dispersé par milliers les militants et les chefs du Parti dans les prisons et les camps de concentration de France et de Tunisie, cette terrible répression qui – ô ironie – n’a connu un moment de répit que durant l’occupation germano-italienne, vient de reprendre sur un rythme accéléré. Et, à la faveur de la terreur qui pèse sur le pays, les chefs de la France Libre ont, par un coup de force inouï, inspiré visiblement par le désir d’humilier et de terroriser le peuple tunisien, déposé le Souverain Légitime du pays, Sidi Moncef Pacha Bey qui, ïnalgré les avances et les pressions des germano-italiens, était resté durant l’occupation nazie obstinément neutre et fidèle au Protectorat Français.

Aujourd’hui, par une série de décrets, ils sont en train d’achever le démembrement et l’anéantissement des derniers vestiges subsistant encore de la personnalité tunisienne que les traités avaient pourtant formellement respectée. C’est l’annexion camouflée en attendant l’an-nexion pure et simple qui ferait de la Tunisie un département français et du peuple tunisien un agrégat informe de sans-patrie.

Ainsi, par une ironie du sort particulièrement cruel à nos cœurs de démocrates, la victoire des Démocraties en Tunisie y a instauré les méthodes les plus authentiquement fascistes.

Cet état de chose sera certainement exploité – s’il ne l’est déjà – par la propagande ennemie, non seulement auprès du peuple tunisien où les amis de la France sont quelque peu désorientés et perdent du terrain.

mais auprès des peuples arabo-musulmans dont rattachement aux principes démocratiques a été jusqu’ici d’un grand appui à l’effort de guerre des Alliés.

Au lendemain de la victoire de Tunisie, j’ai appelé le peuple tunisien à faire bloc avec la France pour une œuvre de reconstruction et de concorde, et à laisser pour après la guerre la solution des problèmes politiques. La Résidence réagit en interdisant la parution de cet article qui ne cadrait visiblement pas avec ses plans et en ordonnant mon arrestation et celle de mes camarades.

On ne voulait pas de la collaboration du Parti. En fiait, il ne pourra certainement pas collaborer sur la base des « réformes » actuelles qui constituent une régression brutale, même par rapport au statu quo d’avant-guerre.

L’état de crise qui caractérise en ce moment l’atmosphère politique en Tunisie ne saurait laisser indifférentes les puissances anglo-saxonnes qui assument la direction morale et matérielle de la coalition. De tels errements inspirés par l’esprit de vengeance ou des vues politiques étriquées peuvent nuire à l’effort de guerre des Alliés en leur aliénant des sympathies précieuses.

Nous mettons tous nos espoirs en vous pour que la France Libre qui lutte contre l’esclavage nazi, ne traite pas les Tunisiens en esclaves, et pratique à leur égard une politique plus conforme à son génie et à ses traditions.

Dans sa détresse actuelle le peuple tunisien ne veut pas désespérer de la justice des hommes. Il tourne ses regards vers le Chef de la Grande Démocratie Américaine pour un suprême appel à l’aide.

J’ose espérer que cet appel émouvant d’un petit peuple qui ne veut pas mourir, au Chef d’une Démocratie Libre et Puissante n’aura pas été fait en vain.

Veuillez agréer. Monsieur le Président, avec mes meilleures saluta­tions, l’hommage de mon admiration et de mon respect.

Le Secrétaire Général du Néo-Destour

Habib BOURGUIBA

 

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